Mariage et antiféminisme : comprendre la polémique en profondeur

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En 2023, une pétition en ligne demandant le retrait d’un manuel scolaire évoquant le mariage traditionnel a généré plus de 40 000 signatures en moins de deux semaines. Plusieurs associations dénoncent des contenus qu’elles jugent rétrogrades, tandis que certains groupes affirment défendre la liberté d’expression et la diversité des opinions.L’invocation répétée de valeurs familiales lors de débats parlementaires sur les droits des femmes n’a jamais cessé d’alimenter les tensions entre partisans et opposants à l’évolution des lois sur le mariage. Ces prises de position mettent en lumière les lignes de fracture persistantes autour des questions de genre et d’égalité juridique.

Comprendre les racines historiques du féminisme et de l’antiféminisme

Le féminisme s’inscrit dans l’histoire comme une force collective, fruit de combats multiples pour contester les barrières et dénoncer les inégalités. Face à ces dynamiques d’émancipation, l’antiféminisme s’est bâti en réaction, souvent déguisé sous la défense des valeurs “traditionnelles” ou d’une stabilité sociale à préserver. L’historienne Christine Bard souligne combien cet antiféminisme, loin d’être monolithique, rassemble discours, actes et mobilisations cherchant à limiter, réduire ou discréditer les avancées féministes, sous des justifications variées. Les travaux de Francis Dupuis-Déri, Diane Lamoureux et Mélissa Blais montrent la pluralité des visages de ces résistances : religieuses, conservatrices, masculinistes ou institutionnelles, elles se déclinent au gré des contextes sociaux et politiques.

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Pour Andrea Dworkin, l’antiféminisme ne relève pas simplement d’un autre point de vue mais traduit une hostilité profonde envers l’égalité, sous couvert d’opinion. Francine Descarries parle d’un spectre continu d’attitudes hostiles à l’émancipation, pendant que Christine Delphy met en garde contre les mirages d’une égalité déjà obtenue. Dans ce sillage, le masculinisme apparaît comme une forme structurée d’antiféminisme, défendant la masculinité “traditionnelle” comme repère face aux revendications féministes. Raewyn Connell met en avant la notion de masculinité hégémonique pour analyser les ressorts de ces discours, qui servent de socle à la contestation des avancées en matière d’égalité.

Pour cerner la logique des arguments antiféministes, on peut se référer à l’analyse d’Albert O. Hirschman : le recours à l’inanité (dire que la cause est déjà acquise ou qu’elle est vaine), à l’effet pervers (prétendre que chaque progrès se retourne contre les femmes ou la société), ou encore à la mise en péril (invoquer la chute de l’ordre moral ou social comme un épouvantail). Ces stratégies se sont imposées dans l’histoire sociale, et continuent d’alimenter la rhétorique antiféministe contemporaine.

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Quelques formes actuelles particulièrement marquantes méritent d’être distinguées :

  • Le postféminisme met en avant une féminité “naturelle” et la complémentarité entre les sexes, sans remettre en question les rapports de pouvoir sous-jacents.
  • D’autres courants antiféministes, parfois plus diffus, s’adossent à la défense d’un ordre établi, et cherchent à réactualiser ou tenter de restaurer un modèle traditionnel présenté comme menacé.

Pourquoi le mariage cristallise-t-il autant les tensions entre féministes et antiféministes ?

Le mariage occupe une place centrale dans les débats sur la division sexuelle du travail et sur la manière dont la société attribue subtilement des rôles différents à chaque genre. Catherine Serrurier, sociologue, décrit le mariage comme le socle d’une organisation sociale dans laquelle la spécialisation genrée du travail, domestique comme parental, reste sous-entendue, rarement remise en cause. Les médias, et notamment la presse dite féminine, entretiennent cette vision d’une complémentarité “moderne”, qui dissimule en fait la perpétuation d’un partage traditionnel des responsabilités dans la sphère privée. La question de la crise masculine refait ainsi régulièrement surface, associée à l’idée que l’autonomie grandissante des femmes aurait bouleversé un équilibre originel.

Ce sont ces discours différentialistes que les mouvements antiféministes réinvestissent : ils présentent le mariage comme le dernier rempart protégeant à la fois les droits des hommes et des pères, menacés selon eux par les combats égalitaires. À l’opposé, les militantes féministes voient dans le mariage une institution productrice d’inégalités, instrumentalisée pour limiter l’indépendance des femmes et durcir la hiérarchie de genre.

Jean-Claude Kaufmann analyse avec finesse l’impact des “experts” mis en avant dans la presse féminine : ils entérinent des normes anciennes tout en occultant les enjeux de domination. Au milieu de ces oppositions, la société assiste à un affrontement direct des arguments : d’un côté, la défense des “droits des femmes”, de l’autre, celle des “droits des hommes”, chacun puisant dans la loi, la morale ou l’émotion pour appuyer sa cause. De fait, la controverse autour du mariage éclaire la puissance des fractures actuelles sur la répartition des rôles et le sens donné à l’égalité.

Décryptage des arguments : entre idéaux égalitaires et défense des traditions

Les discours antiféministes s’articulent autour de grands axes récurrents, repérés depuis longtemps, que l’on retrouve dans les milieux religieux, conservateurs, à la droite dure du spectre politique, mais aussi chez certains collectifs de pères séparés ou d’associations luttant contre les réformes considérées “progressistes”.

Pour cerner leurs ressorts, trois schémas principaux s’imposent :

  • La thèse de l’inanité affirme que l’égalité serait globalement acquise, ou que se battre encore pour elle n’aurait plus de sens ni de raison d’être.
  • L’effet pervers met en avant le risque d’une situation qui se retournerait contre celles qu’elle est censée favoriser, ou qui créerait de nouveaux déséquilibres en société.
  • La mise en péril fait vibrer la corde du danger pour l’ordre collectif ou l’identité masculine, la “crise de la masculinité” devenant peu à peu un argument massue dans l’espace public.

Partisans des valeurs traditionnelles, nombreux sont ceux qui invoquent l’héritage familial ou religieux pour soutenir que la famille nucléaire constituerait un rempart contre la décadence. L’argumentaire antiféministe, qu’il se présente en courant religieux ou politique, s’épanouit dans cette angoisse du bouleversement et trouve un écho auprès de publics inquiets pour la place du masculin ou l’avenir de la cellule familiale.

En contre-champ, les militants et militantes pour l’égalité femmes-hommes s’emploient à démontrer que l’égalité proclamée n’est souvent qu’une façade, rappelant la persistance du sexisme au quotidien et des inégalités concrètes. À force de confrontations, la ligne de partage paraît chaque année plus tranchée, notamment dans l’espace public où chacun campe sur ses positions.

cérémonie mariage

Regards croisés : comment la polémique façonne les débats contemporains sur l’égalité

La presse féminine, Marie-Claire, Elle ou Femme Actuelle, occupe un espace stratégique dans la diffusion de ces modèles sociaux. Sous couvert d’émancipation et d’ouverture, elle diffuse des schémas de complémentarité des sexes et valorise largement la division des tâches dans la sphère privée. Les expert·es souvent consulté·es contribuent à renforcer cette vision différentialiste, répercutant parfois, de manière plus ou moins consciente, des arguments antiféministes ou un certain postféminisme qui ne remet plus en cause les modèles anciens.

Du côté des réseaux sociaux, la dynamique ne faiblit pas. Des groupes de femmes hostiles à certaines réformes partagent leurs opinions, dénonçant ce qu’elles qualifient de victimisation ou de clivage inutile. Les médias traditionnels amplifient ces voix, organisant débats et entretiens, donnant une visibilité nouvelle à des arguments qui, sous prétexte de pluralisme, participent à la diffusion de postures résolument opposées à l’égalité réelle.

Chaque année, la Journée internationale des femmes agit comme un accélérateur de ce bras de fer idéologique. Les associations féministes saisissent cette occasion pour affirmer leurs combats, quand leurs opposants mobilisent l’espace public et les organes d’opinion pour témoigner de leur hostilité ou défendre leur conception de la société. Les stratégies évoluent, les arguments changent d’habillage, mais la division demeure, attisant la dynamique conflictuelle. D’un débat de fond à une lutte d’influence, il n’y a qu’un pas : la société, loin d’un quelconque consensus, semble encore écrire les chapitres de cette controverse sans qu’aucun camp ne parvienne à imposer son récit dominant.